Aller à Canossa. L’expression est venue de l’empereur Henri IV s’humiliant devant le pape Grégoire VII, en plein hiver 1077, pieds nus dans la neige.
En 1995, Steve Jobs se rendait lui aussi à Canossa. En fait, il s’était mis en route l’année précédente, abandonnant la fabrication de ses fantastiques machines NeTX, il ne lui restait plus que son système d’exploitation NeXTStep pour sauver du naufrage la seconde oeuvre de sa vie, la plus belle aussi.
Il avait rêvé le meilleur OS sur la meilleure machine et sa vision avait pris corps, puissante, sublime, mais chère, trop chère. Bien trop pour des temps où seule la médiocrité avait droit de cité. L’usine fut vendue, ses produits bradés.
Car nous étions entrés sans le savoir dans l’âge obscur de l’informatique. Windows 3 triomphait dans les PC des bureaux et des foyers ; le solitaire était devenu l’application phare d’une génération décérébrée. Grâce à l’armée des clones IBM PC, la médiocrité made in Redmont étendait son emprise malfaisante sur le monde. Bientôt, le plus mauvais OS jamais réalisé serait un succès commercial sans précédent : Windows 95.
La concurrence gisait à terre dans l’indifférence générale. Commodore était mort et avec lui les Amiga. Apple, le premier enfant technologique de Steve Jobs, était bien mal-en-point. Les voleurs n’ont pas su gérer le fruit de leur larcin. L’abject limonadier, John Sculley avait conduit la firme de Cupertino dans le mur. Pis, il avait perdu l’imperdable, le procès en contre-façon contre Microsoft pour Windows 3. Ses choix déplorables avaient fini par lasser même ses plus fidèles nervis, tels Jean-Louis Gassée. Sculley chassé par les actionnaires ne laissa qu’une maison en ruine.
Le 14 août 1995 se tient donc l’“OpenStep day” à “Object World” et Stephen Paul Jobs, patron de NeXT Inc. s’adresse à une assistance de développeurs. Cela ressemble à une Keynote comme nous en connaissons tous, comme nous en attendons une dans quelques jours, ces grandes messes joyeuses rythmées par la voie enthousiaste du génial CEO d’Apple faisant mine de découvrir en même temps que nous les nouveautés sorties des laboratoires de Cupertino. Mais là, très vite, on sait qu’il ne s’agit pas de cela.
Ça commence par un râle, expression de douleur et de lassitude. Steve Jobs apparaît, même dans ce souffle nous avons reconnu sa voix, la lumière tarde à se faire, lui-même paraît éteint, engoncé dans un costume un peu trop grand. Le cheveux est long, la cravate rayée. De sa bouche sortent des “enjoy” et “happy” mais qui y croit vraiment ? On sait alors dans la salle, nous savons aussi, que ce nouveau départ est celui de l’homme qui vient de chuter.
Ça commence par un bilan, positif, mais là aussi Steve jobs retient son enthousiasme. Que cachent ses chiffres bons en apparence mais qu’il n’ose présenter comme un triomphe ? L’homme ne fut pourtant et ne sera jamais à court de superlatifs lorsqu’il s’agit de son oeuvre. Mais qui se réjouirait du chemin parcouru lorsqu’il se rend à Canossa ? Comment pourrait-il se féliciter de voir son OS, conçu pour ses machines être porté sur le hardware d’autrui ? Qu’est devenu le rêve de 1987 ? Détruits par la déferlante Microsoft, ceux qui restent, HP, SUN, NeXT, s’unissent pour résister sur le marché professionnel, tout en étant obligés de dîner avec le diable.
Une démonstration par le maître lui-même, comme il aime tant les faire et comme nous aimons tant les voir. Il vous revient peut-être en mémoire que, moins de trois ans auparavant, il avait réalisé une démonstration de NeXTStep sur une de ses superbes machines. L’enthousiasme d’alors n’est pas de mise ici. Et pour cause : assis devant deux énormes PC HP blancs qui le dominent, il présente le fonctionnement d’OpenStep sur Windows NT. Là, NeXTStep ne vit plus chez l’autre, il y est prisonnier, comme dans une boîte, obligé d’adopter le “look and feel” made in Redmont. La survie était donc à ce prix. Quelques remarques sur la situation, grotesque, en forme de blagues ou perce le sarcasme et l’auto-dérision. Rires forcés dans l’assistance : on comprend Steve. Mieux vaut en rire que trop en pleurer.
Mais qu’importe, il faut aller de l’avant et la suite démontre que Steve jobs sait encore porter l’enthousiasme quand il s’agit de présenter les nouvelles réalisations de ses équipes. Faire du logiciel, que du logiciel, mais le meilleur et le plus innovant, et améliorer Windows lui-même.
Pourtant, même en ses heures sombres, Steve jobs demeure un visionnaire et pose les jalons du futur : Internet, WebObjects. Et de rappeler que le WWW fut inventé et mis au point sur une de ses machines, avec son OS. Dans cette partie, sans doute la plus passionnante du keynote, ce sont les développements des dix années suivantes que présente Steve Jobs, soudain réanimé, ressuscité, vivant. A l’aide d’analyses brillantes et d’exemples clairs, il comprend la révolution en marche et montre de suite comment en profiter, non pas en rapace tel Microsoft, mais en apportant les outils dont chaque acteur aura besoin et dont il n’a pas conscience à ce moment. Et nous savons aujourd’hui que de cette vision sortira la stratégie sauvera Apple de l’abîme.
Mais nous somme en août 1995 et la route est encore longue jusqu’à Canossa.
The Future of Objects :
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